HISTORIEK  HISTORIQUE  HISTORIC

 

 

 

En ce 17 février 1888, un coup de vent de Nord-Est accompagné de neige interdit toute sortie du port de Dunkerque. Les trois premières goélettes qui devaient partir pour l'Islande at­tendront deux jours avant de prendre la mer. Elles seront suivies, les 22 et 23, par six autres bateaux... Les Bretons, eux, sont déjà en route, tout comme les deux morutiers de Saint-Valery-en-Caux. Après les terribles tempêtes de 1836 et 1839 qui avaient fait plus de trois cents victimes, un décret avait fixé pour tout le monde la date du départ vers l'Islande au 1er avril. Mais en 1863, les Bretons avaient obtenu la levée de cette obligation. Les Flamands quant à eux fixent le départ de leurs morutiers au 1er mars. Depuis lors, les navires qui appareillent avant cette date ne sont pas assurés ou doivent acquitter une prime majorée. Le grand départ de la flottille s'étale donc sur la première semaine de mars.

Le jeudi 1er mars, la neige, qui a transformé le port en un vaste cloaque, n'empêche pas les dévotions rituelles à Notre-Dame des Dunes. "Dès l'ouverture de ce sanctuaire, écrit la presse locale, ce fut jusqu'à l'heure du départ une allée et venue incessante de nos intrépides marins, allant faire, avant de s'embarquer, une dernière prière à la Madone. Puis, aussitôt le navire sorti des jetées, les familles éplorées accouraient de nouveau au pied de la Bonne Mère et la suppliaient de protéger les êtres chéris qui déjà affrontaient la haute mer. Les cierges allumés par ces pieux visiteurs formaient un immense brasier."

Certains ont visiblement fréquenté d'autres chapelles. Comme ce pêcheur ivre mort de Mardyck, qui embarque par erreur sur la Martha et va cuver son alcool dans le poste d'équipage. On ne s'apercevra de sa présence qu'à deux milles du port. Il faudra mettre le canot à l'eau pour le ramener à terre, car son bateau — la Julie — n'appareille que dans six jours.

Depuis le début du XIXe siècle, la route habituelle des pêcheurs flamands contourne les îles britanniques par l'Est. Sortis du port, les navires font cap au Nord, se repérant sur les bateaux-feux et les amers qui jalonnent la côte. En cas de nécessité, ils y trouveront un abri. Ainsi la presse nous apprend que, le 23 mars, la Sainte-Nathalie de Gravelines relâche en Ecosse, "ayant quelques avaries dans sa mâture et sa vergue de hune cassée".

Parvenu au Nord de l'Ecosse, il faut franchir le 3e méridien Ouest pour entrer dans l'Atlantique. La mer y est très dure en raison de la présence des Orcades et des Shetland, deux archipels balayés par Les tempêtes et sillonnés par de violents courants. Pour franchir cette zone dangereuse, il existe trois passages : le "trou" — entre les Orcades et l'Ecosse — qui n'est autre que le Pentland Firth, le "petit entonnoir" entre Orcades et Shetland —c'est le plus emprunté —, et le "grand entonnoir" qui contourne les Shetland par l'Est. Il reste alors 500 milles à parcourir, une route parfois agrémentée d'une escale aux Féroé, où quelques bateaux s'arrêtent pour réaliser leur première pêche. Mais la plupart des navires préfèrent rallier directement la côte Sud-Est de l'Islande, où ils atterrissent entre la poin­te de Portland (Dyrhôlaey) et le cap Vesturhorn, dans ce que les pêcheurs appellent le bock à Vase et le bock d'Hekla (un volcan culminant à 1491 m).

Cette année, durant tout le parcours, les vents soufflent en tempête. Le 11 mars, à 20 milles de Sydero (île la plus Sud des Féroé), la Marie-Valentine heurte une épave. "Il est 2h30 du matin, lit-on dans le rapport de mer, un choc terrible ébranle tout à coup la goélette. Les hommes remarquent en même temps une épave assez volumineuse qui flotte le long du bord. Une voie d'eau s'est déclarée au milieu du navire, à un mètre en dessous de la flottaison. La mer entre par torrents dans la coque, les pompes sont mises en action, mais les hommes ne parviennent pas à les franchir." Par chance, le navire accidenté rencontre la goélette Notre-Dame des Dunes, et les deux bateaux naviguent de conserve, "le capitaine Zoonekindt ayant promis à son camarade Halna de ne pas l'abandonner". Le lendemain, la Marie-Valentine paraissant faire moins d'eau, son capitaine invite Zoonekindt à poursuivre seul sa route. Mais le soir, la situation s'aggrave. Par bonheur, le navire en difficulté est aperçu par une autre goélette — la Fiancée —, qui l'escorte un moment, avant de recueillir son équipage. Il était temps car la Marie- Valentine coule peu de temps après à 80 milles de l'Islande. Les naufragés sont débarqués aux îles Vestmann, où la Fiancée commence sa première pêche.

 

Morue à la flamande

"Ce qui distingue, entre autres choses, la pêche à la morue en Islande, de la pêche sur le grand banc de Terre-Neuve, écrit un capitaine breton dans la Petite Revue Maritime de Marseille, c'est qu'ici les bateaux ne peuvent pas mouiller. Les fonds sont trop considérables, la mer trop dure, la pêche trop incertaine sur le même point. Il faut tout le temps tenir la cape sous la grand-voile et, en dérivant, nos pêcheurs sont là, alignés, tirant constam­ment sur leur lourde ligne, qui n'a pas moins de 200 mètres de long et que terminent un plomb de 3 kilos et 2 hameçons. La pluie, le givre, la neige les aveuglent souvent, le vent leur crache à la figure des embruns glacés. Ils seraient gelés jusqu'aux moelles sans l'exercice pénible auquel les contraint la manœuvre de cette ligne. Il leur faut, en effet, constamment déhaler celle-ci à longueur de bras pour accrocher les morues par surprise."

Lorsque le poisson est à bord, il est préparé avant d'être salé, comme l'explique H. Durin, descendant d'une famille d'armateurs dunkerquois. "Le piqueur s'empare du poisson et lui enlève la langue et les ouïes afin de permettre à la plus grande partie du sang de s'écouler. Le décolleur lui enlève la tête et lave la morue à grande eau. Ensuite, le trancheur tranche la morue à droite — plus favorable à l'arrimage en tonne que le tranchage à gauche pratiqué par les Bretons. Débarrassant ainsi le poisson d'une grande partie de l'arête principale, il en retire la rogue et le foie, avant de le passer au laveur qui, d'un tour de main spécial, exprime de la queue, à plusieurs reprises, le sang qui s'y trouve encore en quantité considérable. Le poisson est alors mis à égoutter dans un grand panier (mande)."

A ce stade de la préparation, sur les bateaux bretons, les morues sont "passées au saleur dans la cale où elles sont empilées après avoir été convenablement salées". C'est la morue en vrac, ou morue verte, que les Flamands appellent stape/- visch. Ceux-ci connaissent le procédé mais ne l'utilisent que très rarement. Leur façon de conserver la morue, ils l'ont apprise des Hollandais au tuile siècle, et la perpétueront jusqu'en 1914. C'est le système du double lavage, double salage et mise en tonneau. La grande différence entre Bretons et Dunkerquois ne réside pas dans la façon de capturer le poisson, mais dans son mode de conservation.

"Chaque morue est mise en tonne (tonneau), séparée de ses voisines par un plat de sel. La tonne pleine, on y ajoute encore plusieurs rangées de morues jusqu'à une hauteur de 30 à 40 centimètres au-dessus des bords, le poisson devant subir un certain affaissement ; puis le tout est couvert d'un prélart. La tonne, laissée sur le pont, est visitée de temps en temps pendant quatre jours par le saleur, qui remplit les vides de sel. Ce délai écoulé, la morue est dépotée, lavée à nouveau et minutieusement nettoyée de toute impureté. Elle est alors mise à sécher sur le grand panneau où elle perd ses dernières traces d'humidité. On la remise ensuite en tonne, saupoudrée de sel à nouveau, les dernières rangées dépassant les bords d'une dizaine de centimètres. Quarante-huit heures après, les marins placent la tonne sous la trave, une planche de 2,50 mètres portant au milieu une partie plus épaisse en forme de fond de tonne, et utilisent leur poids pour presser les morues dans la tonne. Le tonnelier procède à la vérification de l'étanchéité de celle-ci. Alors seulement le poisson est descendu en cale."

Cette méthode dunkerquoise de conservation implique la présence permanente de tonnes sur le pont. Celles-ci ont un diamètre de 50 cm maximum et une hauteur de 75 cm. Une fois pleines de morue, elles pèsent 135 kilos, et davantage encore lorsqu'elles sont chargées uniquement de sel. Ces barils occupent une place considérable sur le pont car les pêcheurs doivent disposer en permanence de tonnes de sel et de tonnes vides pour traiter le poisson frais, à quoi s’ajoutent les tonnes de poisson en cours de préparation.

Le poids de tous ces tonneaux en pontée contribue à élever dangereusement le centre de gravité du navire, sans compter les risques de désarrimage par mauvais temps. C'est ainsi que, le 11 mars, dans le Sud-Ouest des îles Vestmann, l'Eugénie se voit délester par un paquet de mer de six tonnes de morues, dix tonnes de sel et trente tonnes vides. Un mois plus tard, une déferlante fait riper sous le vent les quarante-sept tonnes qui se trouvent sur le pont de la Jeanne d'Arc. La goélette donnant de la bande, il faudra défoncer les pavois pour la sauver du naufrage.


Premier coup de vent

    

Le 17 avril, un coup de vent s'abat sur la flottille dunkerquoise et gravelinoise. Au plus fort de la tempête, l'Emmanuel est couché sur le flanc par une déferlante. Quatre hommes sont précipités à la mer et aussitôt récupérés. L'embarcation et le beaupré sont brisés, la grand-voile est arrachée, le bac à morue emporté et les pavois défoncés. Ayant pratiquement terminé sa première pêche, le capitaine Pichon décide de rentrer réparer à Dunkerque.

Le même jour, la Jeanne d'Arc subit elle aussi — elle encore ! — de nombreuses avaries : mât de misaine brisé à 10 mètres au-dessus du pont, beaupré cassé, tête de grand mât endommagée, embarcation et pistolets (bossoirs) détériorés, petit foc, grand foc et trinquette en lambeaux. Le rapport de mer précise que "l'obscurité et l'état de la mer contraignent le capitaine Boulogne à couper partout et à fuir devant la tempête pendant trente-six heures sans aucune voilure." Parvenue en vue des îles Blasket (au Sud-Ouest de l'Irlande), la goélette est remorquée jusqu'au port voisin de Valentia, avant de rallier Dunkerque, toujours en remorque.

La troisième victime de cette tempête aura moins de chance. Toujours dans la nuit du 17 avril, vers 3 heures du matin, la goélette de 146 tonneaux Louise-Marie essuie une violente rafale qui lui "démonte" le grand mât, tandis que les pavois tribord sont démolis depuis l'avant jusqu'au maître-bau. "Le navire est en outre cassé en deux places, ajoute le rapport de mer. Huit barrots de pont sont enlevés par la mer. Il faut couper la voilure et les cordages pour dégager le bateau. Quoique tout le monde travaille aux pompes pendant trente heures, celles-ci ne sont franchies qu'avec les plus grandes difficultés." Le lendemain matin, la mer emporte les deux matelots Adolphe Chinot et Alphonse Lienard, qui ne pourront être sauvés. Six jours plus tard, un brick norvégien recueille l'équipage de la Louise-Marie, qui s'enfonce inexorablement dans l'eau. Le capitaine G. Jensen conduit les naufragés à Arnarfjôrdur, un fjord de la côte Ouest islandaise.

Cette tempête du 17 avril sera si dure qu'un vieux matelot embarqué sur l'Emmanuel déclarera : "Jamais, depuis vingt-cinq ans que je vais à Islande, je n'ai vu un temps pareil. La campagne a été trop rude cette fois. Je vous assure que mon paquet est fait pour de bon !" Ce n'est là pourtant qu'un avant-goût de ce qui va suivre, car le 28 de ce même mois d'avril 1888, un véritable cyclone s'abat sur la flottille des morutiers.

 

Une flottille dans la tourmente
Entre la pointe de Reykjanestà, extrémité Sud-Ouest de l'Islande, et celle d'Ingôlfshôfdi, à l'Est, au pied du glacier Vatna, s'étirent 150 milles d'un littoral non balisé et particulièrement inhospitalier. A l'Ouest, c'est une côte rocheuse, à laquelle succède une zone alluvionnaire, marécageuse, sans le moindre repère, à l'exception des îles Vestmann qui barrent le passage sur une petite vingtaine de milles et constituent le seul abri — bien précaire — de la région.

C'est pourtant dans ces parages que la majorité des bateaux dunkerquois se concentrent en cette fin du mois d'avril 1888. La raison en est simple : de part et d'autre des Vestmann, le bock d'Hekla dans l'Est et le bock d'Escarbilles dans l'Ouest sont les fonds les plus pêchants de la région. Sur une largeur de 15 à 20 milles, la profondeur n'excède pas 150 à 200 mètres et les plus gros poissons — les mieux payés — s'y concentrent. Une cinquantaine de navires vont être balayés par un ouragan dans cette zone dangereuse entre toutes.

Une hécatombe ! A proximité des îles Vestmann, la goélette Jeune-Berthe de l'armement Macre, démâtée, embarcation enlevée, arrière fracassé, coule bas, mais les dix-huit hommes de son équipage sont recueillis par la Séduisante, capitaine Pierre Agnieray. Au large de Portland, la Charmante, goélette flambant neuve, est complètement démâtée en un seul coup de mer, la coque entièrement disloquée faisant eau de toute part. Dans un premier temps, elle est assistée par la Solang de Gravelines, mais celle-ci la perd de vue. Par chance, le 1er mai, la goélette paimpolaise Aimée-Emilie croise sa route et sauve l'équipage, la Charmante étant abandonnée à 2 milles de la côte, où elle ne tarde pas à venir se briser.

    

Un peu plus à l'Est, dans le bock d'Hekla, la neige se met de la partie. Vers 10 heures du matin, l'Active, belle goélette de 137 tonneaux commandée par Joseph Turbot, voit son pont noyé par une lame, au point qu'il faut saborder les pavois pour soulager le bâtiment. C'est alors que survient un second paquet de mer. "Au moment où le flot arrive, furieux, sur le navire, déclare le capitaine, le lieutenant Vendart se trouve près de la sortie du poste des matelots. Il est debout et se tient solidement à un cordage. La lame l'enlève néanmoins, sans que personne ne s'en aperçoive." Le bout-dehors est brisé ainsi que les deux mâts, qui flottent le long du bord, menaçant de défoncer le bordé. Le capitaine fait donc couper tout ce qui retient les espars et l'Active se relève. La chambre et le poste sont inondés. "Il faut manoeuvrer les pompes sans cesse, pour éviter que la goélette ne coule, entraînant l'équipage avec elle." Ainsi le navire est-il maintenu à flot jusqu'au lendemain.

La mer s'est alors un peu calmée et bientôt un bâtiment est en vue. Les hommes agitent un pavillon au bout d'un aviron. Fausse joie : la Margot, capitaine Benard, s'approche puis, ayant identifié l'Active, s'en éloigne, les deux capitaines étant en mauvais termes. Plus tard, le stationnaire mènera son enquête mais, faute de preuves formelles, se bornera à conclure : "Je suis très disposé à croire que la Margot n'a effectivement pas mis tout l'empressement qu'elle aurait dû mettre à venir au secours de l'Active."

Par chance, une autre goélette aperçoit les signaux de détresse de l'Active. C'est la Virginie, capitaine Eugène Hars. Ce dernier met aussitôt son canot à la mer avec quatre matelots, et parvient, "après des efforts inouïs et par cinq reprises" à recueillir l'équipage. Les capitaines conviennent alors de remorquer l'Active pour tenter de la sau ver mais après trente heures d'efforts et plusieurs aussières passées, un grain contraint la Virginie à larguer la remorque. "L'Active ne tarde pas à disparaître dans le lointain, conclut le rapport de mer. Elle était déjà entre deux eaux quand on l'a abandonnée. Elle n'a donc pas tardé à couler selon toutes probabilités."

Le bilan de ce terrible coup de vent ne cesse de s'alourdir ! Le lougre Agneau de Dieu, gouvernail cassé, pris en remorque par la Mouette, patron breveté Henri Doigneaux, talonne aux abords des Vestmann. Abandonné par son équipage, il est drossé à la côte. Le navire est perdu et le matelot Lobeiro est porté disparu. Un autre lougre, l'Hirondelle, prend la tempête de plein fouet. "Il est démoli, précise le rapport de mer, désemparé de toutes ses voiles et de son canot. La chambre et la cale sont pleines d'eau. Les provisions sont perdues." Deux hommes sont noyés, deux autres blessés. Faute d'équipage suffisant, l'Hirondelle renonce à poursuivre la pêche et rentre à Dunkerque après quelques semaines de réparation à Reykjavik. La Ravissante s'en tire mieux. Mais cette goélette "complètement engagée, ne doit son salut qu'à la grand-voile qui, en se défonçant, la fait redresser".

La liste des avaries ressemble à une longue litanie. Joue bâbord "pantelante", trois mètres de lisse arrachés, plusieurs jambettes brisées pour l'Eugénie, capitaine Zoonekindt. Plusieurs voiles défoncées, six jambettes cassées, lisse à remplacer, divers objets d'armement perdus, une feuille de doublage refoulée à l'avant pour le sloop Pilote n°2. Vergues, guis et bômes brisés, grand-voile et focs emportés pour la Notre-Dame des Dunes, la Léona, la Reine, la Sainte-Nathalie, la Frégate, la Belle Hélène, la Confiance...


Onze hommes à la mer

Comme souvent en Islande, la tempête qui a commencé à souffler d'Est, s'est transformée en un véritable tourbillon, les vents passant soudainement d'un point à l'autre de la rose des vents. On imagine l'état de la mer ! Selon le rapport de mer, sur le Schotter Hoff dont la grand voile est emportée, "le capitaine Jean-Baptiste Evrard donne l'ordre à ses hommes d'installer la voile de rechange. Il a, au préalable, envoyé les mousses dans la chambre des matelots, jugeant avec beaucoup de raison, qu'ils ne peuvent être que d'un bien faible secours sur le pont d'un bâtiment balayé à chaque minute par des vagues monstrueuses. Une saute de vent de cap en cap a agité la mer à tel point que le bateau est assommé à chaque seconde. Il y a donc seize hommes sur le pont. Le capitaine est à la barre avec le lieutenant Benard.

"Au moment où les hommes vont installer la nouvelle voilure, un paquet de mer effroyable arrive par l'arrière et balaye le pont de bout en bout, brisant le canot et emportant tout ce qui se trouve sur son passage. Quand le bateau est dégagé, on se compte. Il manque onze hommes, parmi lesquels le capitaine, le second Georges Philippe et deux matelots belges. Les autres naufragés appartiennent en grande partie à Mardyck. Le lieutenant Benard, jeté violemment sur le pont par le paquet de mer, a la jambe brisée, un autre homme s'est cassé le bras." Heureusement, la coque n'a pas souffert et le reste de l'équipage parvient à ramener le navire à Reykjavik.

La même situation entraîne le même drame à bord de la Mardyckoise. Alors que son équipage envergue une grand-voile de rechange, fuyant devant le mauvais temps à quinze milles du neef d'Hekla, ce navire perd neuf hommes, dont le capitaine et le second. Désemparée, échouée puis déhalée, la Mardyckoise est enfin remorquée jusqu'à Reykjavik par la Victoire.

Dix jours plus tard, à l'occasion de sa relâche dans le port écossais de Scrabster, la presse fait état des malheurs de la Martha. "Elle a perdu son bout-dehors et son beaupré avec voiles et gréement, son canot, etc. La grand-voile est hors de service, le mât de misaine est démoli. Il y a des jambettes cassées des deux bords et d'assez nombreuses détériorations de détails. Le chargement a dévié sur tribord." Plus grave : quatre hommes, originaires de Ghyvelde — J. Popieul, D. Brykaert, J. Dewalle et I. Laconte — ont disparu dans un grain. Les circonstances exactes du drame demeurent inconnues, l'armateur van Cauwenberghe-Lemaire s'étant opposé à la publication du rapport de mer.

La liste des noyés n'en finit pas de s'allonger. La Concorde, la Bernardette de Lourdes, l'Émile et Louise, la Notre-Dame des Dunes, la Marie-Jeanne, la Marie-Laure, l'Eeérance, la Jeanne et le Chien de Mer perdent chacun un homme, vraisemblablement dans des circonstances identiques à celles de la disparition du matelot belge de l'Étincelle : "Le 28 avril, rapporte le capitaine de ce navire, à 9h30 du matin, étant à Portland, trente milles au large, ce navire est en cape par une mer démontée, lorsqu'une lame déferle sur le pont et emporte le nommé Charles Messelyn. Il est impossible de songer à le sauver, vu le temps, d'ailleurs il a disparu immédiatement."

Au soir du 28 avril, on dénombre plus d'une trentaine de disparus. Ce bilan peut-il être tenu pour définitif ? Comment savoir exactement ce qui s'est passé dans les tourbillons de neige occultant toute visibilité ? Les lames qui ont détruit la Jeune Berthe, la Charmante et l'Active, qui ont saccagé le Schotter Hoff et la Martha, ont-elles épargné le reste de la flottille ? Ceux-là ont-ils eu la chance de rester à flot, même désemparés, ou de trouver un bateau sauveteur ? En cette fin d'avril, nul ne peut apporter une réponse précise à ces angoissantes questions.


La rumeur

Ceux qui, avant la tempête, pêchaient à proximité de tel ou tel bateau et qui ne les ont plus revus ensuite, en sont réduits à subodorer leur disparition. Comment avoir des certitudes dans une telle confusion, quand chacun lutte pour sa survie ? A cette époque, la communication entre les bateaux n'est pas une sinécure. Le stationnaire lui-même constate "que les signaux particuliers convenus avec les pêcheurs et que tous devraient connaître, ne sont pas compris en général". Ainsi naît la rumeur, qui ne cesse de s'amplifier.

A Dunkerque, les nouvelles parviennent par trois voies différentes : les missives des capitaines adressées à leurs armateurs, celles des marins à leurs familles et amis, enfin les rapports du stationnaire expédiés à l'autorité maritime. Pour les raisons évoquées plus haut, les deux premières sources sont partielles et fractionnées. Seul le stationnaire, qui collecte l'ensemble des informations et mène son enquête, a une vision d'ensemble des événements, même si elle reste incomplète.

Depuis 1877, le courrier d'Islande est confié au navire danois qui assure la liaison entre Reykjavik et Leith en Ecosse, avant d'être dirigé sur Dunkerque par la ligne régulière du vapeur. Il y a donc un décalage important entre le moment où se passe un événement et celui où il est connu dans le port d'attache. Et cette distance contribue encore à alimenter la rumeur. "Il faut avoir vu un quartier maritime le jour où sont distribuées les lettres, lit-on dans la presse locale, il faut avoir contemplé le cortège des femmes éplorées qui se communiquent les nouvelles pour savoir ce qu'a de poignant l'anxiété de la mère qui attend son fils et de la femme qui attend son mari."

Ce n'est que le 13 mai, quinze jours après la tempête, que les journaux dunkerquois commencent à en informer leurs lecteurs : "La pêche qui s'annonçait au début sous les auspices les plus favorables a été fortement contrariée en avril par un coup de vent qui a soufflé le 16, puis par une tempête d'une intensité extraordinaire, qui s'est abattue dans les parages d'Islande du 25 au 28 avril. Cette tempête a occasionné des avaries graves. Beaucoup de navires ont été légèrement endommagés. La plupart des dommages consistent en bris de beaupré, canot, etc.

Hâtons-nous d'ajouter que nous n'avons aucun naufrage à signaler."

Le 24 mai, le ton est moins rassurant : "Les nouvelles qui nous parviennent aujourd'hui par le courrier de Leith ne sont malheureusement pas meilleures que celles que nous avons insérées précédemment." Les pertes humaines de la Mardcyckoise et du Schotter Hoff sont cette fois précisées. Et le journal ajoute prudemment : "Une lettre adressée à un armateur contient des renseignements déplorables sur l'état général de nos navires islandais. Sans être pessimistes, nous pouvons affirmer dès aujourd'hui que la campagne sera désastreuse. Le simple exposé des faits suivants suffira à convaincre nos lecteurs que nous nous tenons dans les plus strictes limites de la vérité. La tempête à jamais néfaste qui a soufflé le 25 (sic) dans les parages d'Islande a été accompagnée d'une tourmente de neige d'une intensité épouvantable. Une quarantaine de bateaux. dont quelques-uns de Paimpol et les autres de Dunkerque, ont été surpris par cet ouragan. Presque tous ont été en partie désemparés. A bord de plusieurs autres navires, dont on ne connaît pas encore les noms, des hommes ont été enlevés par la mer et noyés. Puisse la réalité être en dessous de ces premiers renseignements, nous le souhaitons ardemment."


Cent soixante-cinq disparus

Le 29 mai, les premiers rescapés sont à Dunkerque. Arrivant de Leith, quarante-six marins de la Charmante, de l'Active, de la Jeune Berthe, de la Louis-Marie et de l'Agneau de Dieu débarquent du vapeur. "La marée étant à minuit 40, raconte un journaliste, deux ou trois cents personnes s'étaient rendues dès 11 heures à l'extrémité du quai de la Citadelle. Parmi elles, nous remarquons beaucoup de femmes de pêcheurs. L'impatience est à son comble, quand retentit vers 1 heure et demie le sifflet de l'Anglia. Les naufragés sont sur le pont et regardent avidement le quai. De leur côté, les femmes, les enfants, les frères de pêcheurs cherchent à reconnaître les leurs. Des exclamations sont poussées. On s'interroge avidement. Enfin, le débarquement commence. La plupart des pêcheurs descendent et alors commencent des scènes touchantes. Nous remarquons une femme dont le fils, un bambin de douze ans, est au nombre des rescapés. Le mousse est à peine à terre qu'il est enlevé dans les bras de sa mère."

Bien sûr, les rescapés témoignent. Mais en dehors de leurs propres souffrances et terreurs, que savent-ils du sort de ceux qui n'étaient pas avec eux ? La terrible incertitude continue de planer sur certains navires, comme le Lulu-Zaa dont on est sans nouvelles. Un mois plus tard, la presse lève un coin du voile mais se refuse toujours à mettre les points sur les i. Ainsi, le 24 juin, le journal La Flandre publie-t-il, "in extenso à l'exception du nom des navires perdus corps et biens", cette lettre de Paul Bertrand, matelot à bord de l'Etoile du Marin :
"Après avoir essuyé plusieurs coups de vent de cape sans incident, est venu celui du 28 avril dernier qui a causé tant de désastre dans notre flottille. A l'heure actuelle, nous comptons cinq navires perdus corps et biens. Cela fait 90 hommes d'une part et le navire de guerre comptait en plus 163 hommes enlevés par la mer. Total : 253 morts entre Dunkerque et Paimpol. Les autres bateaux perdus dont les équipages ont été sauvés, tu les connaîtras assez vite. Le reste des avaries serait trop long à détailler mais je puis affirmer que tous nous avons été plus ou moins démolis. Maintenant, d'autres navires n'ont pas été vus depuis le coup de vent et le stationnaire est continuellement à la recherche."

"De grands malheurs sont arrivés à Islande, écrit de son côté, le 6 juillet, le capitaine de la Belle Dijonnaise à son armateur, M. Navet. Je ne vous en dirai pas plus long pour le moment. Vous saurez assez tôt ce qui s'est passé au juste." Assez tôt ? L'attente va pourtant se prolonger encore. Le 9 juillet, la presse tente de rassurer les familles en expliquant le silence des navires par le fait qu'ils ont été contraints par les glaces de s'éloigner de leurs lieux de pêche habituels : "Il n'est pas surprenant que nous soyons sans nouvelles de plusieurs navires et ceux-ci pourraient bien nous ménager quelque surprise en arrivant à Dunkerque avec des pêches très satisfaisantes qui viendraient ainsi récompenser leur hardiesse."

    

Les Affaires maritimes tentent à leur tour d'obtenir des informations en consultant les familles de pêcheurs, ce qui contribue à les inquiéter encore davantage et provoque l'ire d'un vieux pêcheur gravelinois : "J'apprends avec regret que les autorités maritimes ont fait prendre des renseignements dans les familles dont les soutiens sont embarqués sur des navires islandais qui n'ont pas donné de leurs nouvelles. Ces investigations officielles viennent jeter le désespoir parmi nos pêcheurs qui se figurent volontiers que l'administration a des détails tenus secrets et qu'ils ne reverront plus jamais les êtres qui leur sont chers."

Le vieux pêcheur en profite pour rassurer les familles : "Tout espoir ne doit pas être abandonné. J'ai moi-même près de vingt campagnes à Islande à mon actif et il m'est arrivé de faire toute une campagne de pêche sans voir le bâtiment de guerre, et par suite, il m'était impossible de donner de mes nouvelles. Avec 60 tonnes d'eau, les navires sont approvisionnés jusqu'à fin juin. Eh bien ! une lettre expédiée d'Islande à cette époque ne peut être arrivée à Dunkerque à l'heure actuelle."

    

Hélas, cette fois la vérité sera plus noire encore que la rumeur. Le 16 septembre, plus de quatre mois après les faits, la presse révèle enfin le vrai bilan de la tempête : "Aujourd'hui, il n'est plus possible de cacher la cruelle vérité, il nous reste à remplir le triste devoir de renseigner nos lecteurs de façon exacte." Ce ne sont pas cinq mais sept goélettes qui sont considérées comme perdues corps et biens par défaut de nouvelles. La Frigga qui était dans les parages des Vestmann deux jours avant le cyclone, la Jeanne dont un navire a recueilli un baril de bière à l'endroit dit "la Chapelle", au Sud-Ouest de l'île, la Lulu-Zaa rencontrée pour la dernière fois le 26 avril, l'Ambitieuse, la Vaillante, la Sarcelle et la Dame Blanche, toutes aperçues avant le 28 avril sur les lieux de pêche. Cent vingt-cinq victimes sont à déplorer, auxquelles il faut ajouter quarante marins disparus, enlevés du pont de navires rescapés.

Passé la bourrasque, les voiliers endommagés font route sur Reykjavik pour réparer. "Je vais être forcément retenu ici plusieurs jours par les nombreux travaux de réparation à faire à nos bateaux de pêche si maltraités pendant le mois d'avril, écrit le stationnaire. Je m'occupe de tous avec sollicitude et dès les premiers jours, nos ouvriers sont employés à réparer les nombreuses avaries." A la fin avril, plus de quarante navires sont ainsi en relâche dans la baie. Quant aux rescapés dont les bateaux ont coulé, ils se retrouvent tous à la "maison de refuge" tenue par le consul de France. Cet afflux de pêcheurs ne tarde pas à provoquer quelques problèmes dans la capitale islandaise. Le niveau des réserves d'eau est si bas que le maire fait enlever le levier d'une pompe publique où s'approvisionnent les équipages.


La terreur des rescapés

Les plaies matérielles pansées, le stationnaire doit faire preuve d'autorité pour convaincre certains marins terrorisés de reprendre la mer. "Beaucoup d'équipages ont débarqué en Islande, refusant de continuer la campagne. Les pauvres diables, affolés, refusent de s'exposer plus longtemps au péril." Il faut aussi compléter, avec les rescapés des bateaux perdus, les équipages décimés, comme celui du Schotter Hoff. Mais le capitaine Vanpouille, qui doit ramener cette goélette à Dunkerque, ne parvient pas à recruter ses hommes : "Aucun d'eux n'accepte ses propositions, ce qui prouve à quel degré les malheureux sont affolés." En dépit de ces réticences, tous les navires finiront par reprendre la pêche, à l'exception de l'Hirondelle qui, faute d'équipage suffisant, regagne directement Dunkerque.

Les Dunkerquois ont pour habitude de réaliser leur seconde pêche dans le Sud et dans l'Est de l'île. Mais en ce mois de mai 1888, les glaces occupent toute cette zone. Les navires sont donc contraints de se diriger vers l'Ouest-Sud-Ouest pour éviter les damplars, énormes blocs de gla­ce qui précèdent la banquise. Les glaces descendent ainsi le long de la côte Est et Sud, au point d'atteindre les îles Vestmann le 2 juin. Un sérieux danger pour les bateaux dont les coques peuvent être broyées par la banquise ou défoncées par les growlers. Et la menace fait naître une nouvelle rumeur, relayée par le stationnaire, qui écrit : "L'Euterpe et la Dame Blanche auraient été récemment prises dans les glaces sur la côte Est; on ignore si les équipages ont pu être sauvés." Ces inquiétudes s'avéreront heureusement sans fondement.
Mais le danger est bien réel, et pour y échapper plusieurs capitaines décident d'abandonner leurs parages habituels. Quelques-uns se dirigent vers les Féroé. D'autres, plus nombreux, mettent le cap à l'Ouest; suivant les accores des fonds, ils pêchent dans le Sud-Ouest de la pointe Thorlàkshôfn et réalisent des prises substantielles malgré "les grands vents de la partie Sud-Est et Est qui règnent continuellement".

La menace des glaces écartée, les na­vires doivent maintenant veiller aux collisions. Un risque majeur à l'Ouest de l'île qui est la zone d'élection des Bretons.

  

L'absence quasi permanente de visibilité, l'inexistence de moyens de repérage et de communication entre les bateaux, le non-respect des règles de priorité entraînent chaque année de nombreux accidents. D'autant plus que, lorsque les voiliers font route, les équipages abrutis de fatigue n'assurent aucune garde. Le trop fameux "veille qui a peur" a probablement fait, au cours des siècles, autant de vic­times que la rudesse des mers boréales.

Durant cette campagne de 1888, un événement relaté dans le journal Le Phare par le capitaine de la Glaneuse, illustre bien ce danger d'abordage. "Le 29 mars, écrit J. Jonnekindt, je me trouvais à l'Est des îles Vestmann, courant au plus près du vent, tribord amures, sous toutes voiles avec jolie brise de vent d'Est et la mer belle, lorsque j'aperçus la goélette Charmante courant à contre-bord, c'est-à-dire bâbord amures et ayant aussi toutes voiles dehors. Tout d'abord, je ne m'en inquiétai pas outre mesure, puisque j'avais les amures à tribord. Mais il n'en fut pas de même quand je la vis s'approcher sans se déranger. Par prudence, j'aurais bien pu laisser arriver sous le vent à lui, mais c'était contraire au règlement et puis s'il en avait fait autant une catastrophe pouvait se produire ; dans ce cas l'on pouvait avec justice m'en attribuer toute la faute. Pour cette raison, il m'était défendu de me déranger, je devais donc continuer ma route au plus près du vent. Mais quand je vis la Charmante si près de nous et qu'il était impossible d'éviter l'abordage, alors pour en atténuer l'effet, je fis mettre la barre dessous, mais malheureusement il était trop tard, car ce navire, contrairement au règlement en vigueur, ne se dérangeait pas et il vint m'aborder, m'enlevant mon bout-dehors de foc en service, et aussi les avirons de galère (ces objets avaient été mis à l'extérieur pour avoir le pont dégagé). Il enleva en outre l'arc-boutant des haubans de foc, manoeuvres courantes et dormantes, pitons, guibre. (...)

"Il est à supposer que les abordages ne sont pas étrangers aux nombreux sinistres que nous avons à déplorer pour la campagne de 1888. Je n'ai aucun recours contre mon abordeur puisque ce navire est perdu, mais qu'au moins, il me soit permis d'engager pour l'avenir mes collègues, et notamment les jeunes, à plus de prévoyance et de circonspection, car je ne crains pas de le déclarer, j'ai rencontré trop de cas semblables d'insouciance pour des choses aussi importantes."

Après cette parution, Le Phare ouvre ses colonnes à Ernest Vanpouille, le capitaine de la Charmante, qui livre aux lecteurs sa version des faits. "Le 29 mars, rétorque celui-ci, me trouvant à l'Est des îles Vestmann, courant au plus près, bâbord amures, avec belle brise de vent d'Est, j'aperçois la Glaneuse, qui courait à contre-bord, c'est-à-dire à tribord amures. Observant ce navire, je lui découvrais entièrement son lof de tribord. Je continuai ma route sans me déranger, ayant la certitude de passer au vent à lui, mais cela n'arriva pas. La Glaneuse est venue nous aborder à environ un mètre en dedans du couronnement par tribord arrière. Voilà les faits tels qu'ils se sont passés. Les avaries que nous avons éprouvées étaient de minime importance ; elles existaient tout à fait à l'arrière, tandis que les dommages éprouvés par la Glaneuse se trouvent à son avant. Il devient facile de connaître l'abordeur. En outre, mon collègue déclare avoir mis la barre dessous quelques instants avant l'abordage, ce que j'ignorais complètement. S'il n'avait pas fait cette manœuvre et si au contraire il avait mis la barre un peu au vent, aucun accident ne se serait produit, car il fallait bien peu de chose pour nous éviter. La Glaneuse serait passée sur l'arrière de nous. Je laisse les personnes compétentes juges de ce que j'avance." Défense dont on reste confondu tant elle bafoue la sacro-sainte règle du tribord amures prioritaire !

 

Une campagne lucrative

Pour l'heure, la densité de la flottille incite à la prudence. La pêche continue sans incident notoire jusqu'au mois d'août. Les bateaux reprennent alors la route de Dunkerque et Gravelines. Certains quittent l'Islande dès le début de ce mois, la pêche ayant été particulièrement bonne. C'est le cas de la Virginie qui arrive à bon port le 16 août. Tout comme la Madeleine, qui appareille le 3 août — après être allée, comme la Perle, acheter un cheval dans un fjord — et dont l'arrivée imminente est annoncée par la presse : "Une lettre mise à la poste par un pêcheur de Newcastle nous apprend que la Madeleine a passé au large de ce port anglais dimanche passé. Ce navire qui, comme on le sait, est très bien partagé, peut donc nous arriver à chaque marée." En fait, la Madeleine mettra une semaine à parcourir les 300 milles qui la séparent de son port d'attache, ce qui, même avec 510 tonnes de morue et un cheval, ne semble pas justifier le qualificatif flatteur de bateau "très bien partagé".

Pour la grande majorité de la flottille la campagne s'achève durant la première semaine de septembre. Et les résultats de cette année 1888 sont particulièrement brillants. Les soixante-sept goélettes rescapées débarquent 28 719 tonnes de morue, 2 034 tonnes d'huile et 642 tonnes de rogue. Soit une moyenne de 428 tonnes par bateau, quinze d'entre eux ayant dépassé les 500 tonnes, et la Virginie étant déclarée "reine de l'année" avec 687 tonnes de morue, 55 tonnes d'huile et 2 tonnes de rogue.

En revanche, les douze petits bateaux — sloops, dundées ou lougres — ne totalisent que 1 977 tonnes de morue, 141 tonnes d'huile et 27 tonnes de rogue. Ce qui fait une moyenne de 164 tonnes par bateau. Bien que le lougre de 71 tonneaux Colibri ramène en deux voyages 364 tonnes de morue, 37 tonnes d'huile et 11 tonnes de rogue, bien que le lougre de 85 tonneaux Fileur revienne de son unique voyage avec 276 tonnes de morues et 27 tonnes d'huile, il n'en demeure pas moins que la disparité entre grands et petits bâtiments est considérable. Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi les armateurs de ces petites unités ont tant de mal à recruter leurs équipages.

Cette douloureuse campagne n'en demeure pas moins très lucrative. Même si, comme le souligne M. Durin, "les armateurs ne s'occupèrent qu'avec tristesse du placement de ces produits qui causaient tant de larmes".

 

  
Pourquoi tant de malheurs ?
Bien sûr, on va s'interroger sur les causes de l'hécatombe. Soupçonnant le manque de matériel de sécurité, le ministère de la Marine invite les commissaires de l'Inscription maritime "à étudier les règles qu'il conviendrait de fixer pour munir les bateaux de pêche, sinon d'un canot, du moins d'engins de sauvetage indispensables". Mais nous n'avons retrouvé aucune trace de cette enquête. De leur côté, les armateurs estiment que la cause de tous les malheurs est le départ anticipé des navires vers Islande. Il faut attendre l'année 1893, pour que le ministère charge le capitaine de vaisseau Bienaimé, chef de la station navale d'Islande, de se rendre dans les principaux ports d'armement, "en vue de se concerter avec les armateurs eux-mêmes sur les moyens les plus propres à prévenir le retour de telles catastrophes".

Les conclusions de cette consultation ? Tout d'abord, Bienaimé élude la sempiternelle question de la date de départ, qui n'est qu'une querelle économique entre Bretons et Dunkerquois, les premiers étant contraints de partir le plus tôt possible pour être présents sur le marché bordelais avant les apports de morue verte de Terre-Neuve. Au plan maritime, l'argument ne tient pas. La preuve, en 1888 les deux navires de Saint-Valery-enCaux sortis les 9 et 14 février sont rentrés à Bordeaux les 6 et 18 avril, échappant ainsi aux tempêtes.

Peut-on incriminer la vétusté des navires ? Difficile, car la goélette neuve la Charmante a été disloquée tandis que la Gentille ou la Reine Victoria qui avaient plus de trente ans de service sont indemnes. Est-ce la taille des voiliers qui est en cause ? Pas davantage, car à l'exception du lougre l'Agneau de Dieu, tous les bateaux coulés sont des goélettes de 100 tonneaux et plus. Les islandais étaient-ils sous-équipés ? Ni plus ni moins que tous les autres bateaux de pêche de leur temps. Alors ?

Alors, le vrai coupable, c'est la morue ! La morue qui conduit les pêcheurs à prendre trop de risques dans des parages trop dangereux. Car le gros poisson se trouve généralement près de terre et, qui plus est, à cette période de l'année, dans la poussière d'écueils des îles Vestmann où règne un terrible ressac. D'autre part, les tonnes de morue et de sel en pontée contribuent à déséquilibrer le bateau et l'empêchent de se redresser lorsqu'elles viennent à riper, sans compter l'encombrement du pont qui gêne la manœuvre. Dès 1888, le stationnaire reprochait aux pêcheurs de sacrifier leur sécurité au poisson : "Ils se laissent surprendre par le mauvais temps et tardent trop à s'éloigner de la côte ou à chercher un refuge." Oui, c'est bien la morue et les comportements qu'induit sa traque qui sont les premiers responsables des naufrages.

Que faire pour y remédier ? La conclusion du capitaine de vaisseau Bienaimé est d'un fatalisme désarmant : il suggère que les marins s'assurent sur la vie afin d'éviter de laisser leurs familles dans la misère.


Les secours aux familles

Mais on n'en est pas encore là. Au lendemain de la meurtrière tempête, la communauté maritime n'a d'autre choix que d'organiser la solidarité autour des veuves et des orphelins. Tout le monde y participe, à sa manière, spontanément. Orchestrée ou relayée par la presse locale, une série de fêtes de bienfaisance émaille bientôt la vie dunkerquoise : journées de courses vélocipédiques, ventes de charité, et surtout concerts se succèdent. Dès le 21 mai, au Seaman's Institute, un concert est ainsi organisé au profit des familles des quatre matelots disparus de la Martha. "L'entrée sera libre et un plateau sera disposé pour recevoir les offrandes, qui ne pourront être inférieures à 0,50 franc." Les hommes politiques ne sont pas en reste. Le général Boulanger envoie un télégramme au maire de Dunkerque. Le prince de Joinville, le comte de Paris et le duc de Chartres versent leur obole. Le 14 juin, une souscription est ouverte dans tous les ports de France et d'Algérie par l'amiral Krants, ministre de la Marine. A cette générosité des "grands" s'ajoute celle des plus humbles.

Théoriquement, les parents des naufragés bénéficient des subsides de la Caisse de secours. Cet organisme, créé huit ans plus tôt "en faveur des familles de marins morts ou présumés péris à la pêche à la morue", est financé par une cotisation de 1 franc par homme embarqué, payée par les armateurs, et par un prélèvement de 1% sur l'ensemble des avances et salaires des marins. Mais le nombre des victimes est tel que, de l'aveu même de son fondateur Gabriel Beck, "la Caisse de secours se trouve dans l'impossibilité d'allouer aux destinataires les allocations statutaires". Il faut donc faire appel à la générosité publique, et l'essentiel de l'argent collecté servira de fait à renflouer cette Caisse de secours dépassée par l'ampleur de la catastrophe.

Mais l'Islande est loin de la France, et la mobilisation, très forte localement, s'avère plutôt timorée au plan national. Ainsi L'Illustration occulte-t-elle carrément l'événement, tandis que Le Petit Journal n'y consacre que quelques brèves. Au Parlement, les députés votent une subvention de 50 000 francs au profit des péris en mer de l'année, et chipotent sur la répartition de ces fonds. Dunkerque en percevra finalement moins de la moitié, ce qui représente un peu plus de 50 francs par victime.

On comprend mieux ainsi que cette dramatique campagne de 1888 ait inspiré la douloureuse complainte flamande De vreselijke ramp van Island (l'effroyable catastrophe d'Islande). Diffusée sur tous les marchés du littoral belge et du Nord de la France, cette feuille volante aurait été interdite par les autorités en raison de sa trop grande tristesse... et surtout sans doute de son caractère polémique. La chanson en effet s'achève en brûlot par ces mots : "Et vous, les riches avares, qui êtes nés dans la fortune et l'abondance, ayez pitié de l'orphelin du pêcheur qui a perdu son père en Islande où il était allé pour chercher le pain de sa femme et de ses enfants."

Outre les secours matériels aux familles, la communauté maritime se préoccupe enfin du repos de l'âme des disparus. A Dunkerque, le 28 septembre, un service funèbre est célébré dans la chapelle Notre-Dame des Dunes. Une statue reproduisant la Pietà de Michel-Ange y est présentée in memoriam. Plus tard, une stèle sera érigée dans le cimetière. Quant à la paroisse de Zuydcoote, particulièrement éprouvée, son église accueille elle aussi une statue votive commémorant l'événement.

 

 

Les hommes de la morue
En 1888, 1580 Dunkerquois et 166 Gravelinois se sont embarqués à Islande. Ils se répartissent en équipages de 9 à 12 marins sur les lougres, et de 18 sur les grandes goélettes. L'organisation varie selon les bateaux, mais on compte généralement un capitaine, un second, un ou deux lieutenants, saleurs et ton­neliers — payés comme des lieutenants —, plusieurs matelots-pêcheurs, un novice et un mousse. Les matelots doivent avoir au moins 17 ans, les novices 15 et les mousses 12.
La grande majorité de ces marins est originaire de Dunkerque, de Gravelines et des villages voisins : Mardyck, Zuydcoote et Bray-Dunes. Il est également fait appel aux marins belges des villages de La Panne, Koksijde ou Oostduinkerke. Ceux-ci n'embarquent que sur les navires dunkerquois où l'on parle le flamand, et leur nombre a représenté jusqu'à 10 % de l'ensemble des hommes embarqués. On est Islandais de père en fils et les bateaux sont souvent armés par de véritables tribus familiales, ce qui conduit à des tragédies en cas d'accident. Ainsi, dans les naufrages de la Dame Blanche et de la Sarcelle, la famille Marteel va perdre huit de ses membres.
En Islande, les décisions du capitaine peuvent être soumises à l'approbation de l'équipage, notamment lorsqu'il s'agit d'abandonner la pêche, ou d'effectuer une manœuvre délicate. Ce partage des responsabilités tient probablement au fait qu'à l'origine, le commandement des navires était confié à des maîtres de pêche dont l'expérience primait sur les connaissances théoriques. Il leur suffisait de savoir déterminer la position du navire sur la carte. En 1851, le législateur a voulu réserver le commandement des bateaux de pêche aux seuls capitaines au long cours ou au cabotage. Mais ce projet occasionnera une véritable levée de boucliers de la part des armateurs dunkerquois qui argueront que "les travaux de la pêche réclament une expérience qui ne peut être acquise qu'en fréquentant les côtes d'Islande depuis l'enfance". Depuis lors, une loi stipule que "tout marin qui aura fait cinq voyages, dont les deux derniers en qualité d'officier, à la pêche de la morue d'Islande, sera admissible au commandement d'un navire expédié à cette pêche, s'il justifie de connaissances suffisantes pour la sécurité de la navigation." En 1888, les capitaines sont soit maîtres en cabotage, soit patrons brevetés
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Les armateurs

Le métier d'armateur à Islande nécessite à la fois de l'expérience et des capitaux. Il faut non seulement armer des navires spécifiques avec des équipages qualifiés, mais aussi traiter le poisson, le repaquer, le vendre et éventuellement le stocker en attendant que les cours soient favorables. La mise de fonds est conséquente, le retour sur investissement souvent long et aléatoire.

A Dunkerque, au XVIIIe comme au XIXe siècle, les armements sont appelés "Maisons de commerce". Ils ont commencé par armer au banc du Dogger, en mer du Nord, pour étendre progressivement puis exclusivement leurs pêches jusqu'à l'Islande. Très représentative des vieilles dynasties d'armateurs locales, la famille van Cauwenberghe, dont trois Maisons portent le nom, totalise à elle seule 20 % des navires de l'année 1888. Mais à Dunkerque, la plupart des anciennes Maisons possèdent de trois à cinq bateaux. Les Maisons plus récentes ont été créées, pour la plupart, au moment de la grande prospérité "islandaise", dans les années 1860-1870. Ce sont de petits armements qui ne possèdent qu'un ou deux navires, mais ils sont nombreux puisqu'ils représentent vingt-cinq des trente-neuf armements.

A l'exception de van Cauwenberghe-Lemaire et Beck, aucune Maison ne prolongera son activité jusqu'à la Première Guerre mondiale. Plus de vingt d'entre elles auront cessé d'exister avant la fin du siècle. Les causes de ce déclin sont strictement économiques. La morue repaquée dunkerquoise est un produit haut de gamme, mais son mode de conditionnement est onéreux, et elle subit la concurrence de la morue séchée, plus rustique, mais de transport plus facile et de prix de revient inférieur. Dès 1888, la pêche à Islande telle que la pratiquent les Dunkerquois n'est plus rentable. A tel point que les grandes Maisons elles-mêmes placent leurs disponibilités dans d'autres activités comme l'industrie textile.

 

 

Sources Presse locale La Flandre et Le Phare. Rapports de mer. Rapport du stationnaire (Brest). Arcbives de la Chambre de commerce de Dunkerque. Archives municipales de Dunkerque.

 

Chasse-Marée 06 1997 n° 107

 

 

 

 

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